"L'ordinateur de la résidence..."
"L'ordinateur de la résidence n'était pas très gros, c'était le même modèle que celui du bureau d'Akasaka. Mais les deux étaient connectés à un ordinateur central qui se trouvait chez eux. C'était là sans aucun doute que Cannelle conservait toutes les informations sur les clientes de sa mère, ainsi que son double livre de comptes, mais je supposais que ce n'était pas les seuls secrets qu'il dissimulait dans son disque dur.
Ce qui me faisait penser cela, c'était la profonde intimité de Cannelle avec sa machine, et sa façon de s'enfermer des heures seul avec l'ordinateur de son petit bureau particulier à la résidence. De temps en temps, il entrouvrait la porte pour une raison ou une autre, et je l'apercevais en train de travailler : j'avais alors l'impression d'avoir surpris une scène intime. Il avait une relation quasi fusionnelle avec sa machine et semblait se mouvoir avec elle dans une union érotique. Il actionnait une touche puis observait l'écran avec une grimace de mécontentement ou un sourire de plaisir selon les cas. Parfois, il appuyait lentement sur les touches une à une avec un air de profonde réflexion, parfois, il laissait courir ses doigts sur le clavier comme un pianiste jouant une étude de Liszt. En conversant ainsi en silence avec sa machine, il semblait contempler sur son écran des paysages d'un autre monde, plus important que le monde ordinaire, et qu'il connaissait intimement. Je ne pouvais m'empêcher de me dire que pour lui, la réalité se situait davantage dans ce labyrinthe souterrain que dans ce qui l'entourait. Et peut-être que, dans ce monde-là, il avait une voix claire, qui lui permettait de parler avec éloquence, de rire et de sangloter."
in "Chroniques de l'oiseau à ressort", Haruki Murakami, Editions du Seuil 2001
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